dimanche 29 octobre 2017

« Sandra » (Vaghe stelle dell'Orsa...) de Luchino Visconti (1965) – (2)

    Enfin ! J’ai pu découvrir à l’occasion d’une rétrospective Visconti à la Cinémathèque de Paris ce long métrage tant loué par des personnes que je tiens en haute estime (Anaxagore et Max6m) et que j’attendais de regarder depuis une bonne dizaine d’années. Et je peux dire que le résultat fut à la hauteur de mes attentes. Du titre magnifique (« Vaghe stelle dell'Orsa » - « Pâles étoiles de la Grande Ourse », tiré d'un poème de Leopardi) en passant par le générique de début puis par le film en lui-même, tout concourt à en faire le véritable chef-d’œuvre de Luchino Visconti, soit le film qui condense toutes ses préoccupations artistiques et personnelles, servi par une esthétique exceptionnelle.

Un peu de contexte d’abord : Visconti est l’héritier de l’une des plus anciennes familles aristocratiques d’Italie. Il fut donc aux premières loges de la décadence progressive de cette caste, minée par les transformations sociales, économiques et militaires. Ses films portent ainsi la marque de cette grandeur en perdition, dépassée par les évènements, sonnant comme la fin d’un monde, du « Guépard » en passant par « Les Damnés ». Deuxième information de taille pour comprendre sa filmographie : il était homosexuel. Son œuvre porte donc la marque de la honte, du non dit, de la culpabilité, à l’image des « Damnés », encore, ou de « Mort à Venise ».

« Sandra » rassemble tout cela : il est question d’un frère et d’une sœur, héritiers d’une riche famille italienne, dont le père, Juif, mourut à Auschwitz, et dont la mère est psychologiquement instable. A ces tourments, s’ajoute une trame scénaristique tragique, puisque la sœur, Sandra, est victime de l'amour incestueux et possessif de son frère depuis leur adolescence. Fort heureusement, Visconti ne s’attarde pas sur les détails sordides d’une telle histoire, tout au contraire, avec beaucoup de retenue, de pudeur et de suggestion (des valeurs qui semblent totalement impensables par la plupart des cinéastes, voire des artistes d’aujourd’hui), il se penche davantage sur les sentiments douloureux de ses personnages.

Visconti joue beaucoup sur le temps qui passe et qui charrie son lot de souvenirs inconsolables. Un temps qui semble d'ailleurs arrêté dans le palais familial des Luzatti, lieu austère et inquiétant, alors que paradoxalement on entend tout du long le tic-tac d'une horloge, qui vient matérialiser ce temps si cruel pour notre héroïne. Dans ce long métrage, Luchino Visconti dépeint des sentiments subtils, contrariés, abimés, tel un scientifique ou un fin psychologue examinant des êtres humains se débattre dans la toile du destin, à l'image des héros de la tragédie grecque antique. Le cinéaste italien disait d'ailleurs se référer dans ce film aux personnages d'Electre ou d'Oreste. Il montre également combien il peut être difficile de s'extraire d'un passé éprouvant, lorsque le présent ne se tourne pas vers le futur mais sans cesse vers ce qui a été.

Il est terrible de voir tout le remord de Sandra, tout ce qu’elle endure sous la coupe de son frère, pervers et manipulateur. Mais ces évènements ne seraient pas ce qu’ils sont sans l’esthétique époustouflante de ce long métrage, de loin le plus beau visuellement parlant de toute la filmographie de Visconti… et sans la beauté envoûtante de Claudia Cardinale, absolument magnifique dans ce long métrage, avec une présence physique extraordinaire, presque animale et proche de la statuaire grecque. Le noir et blanc de la photographie y est contrasté et renforcé par de somptueuses prises de vues de Genève et Volterra, une petite ville de la Toscane italienne, ainsi que de la nature environnante (ces arbres qui ploient sous le vent…).

Véritable astre noir, traversé sur la fin d’un mince rayon d’espoir, « Sandra » est un film choc, aussi bien sur le fond que sur la forme, avec une économie de moyens qui force le respect. Heureusement tout de même que le dénouement apporte un peu d’air, car la majeure partie du long métrage s’avère étouffante, entre ces sentiments refoulés, cette culpabilité oppressante, cette menace sourde, une noirceur tout de même contrebalancée par la luminosité des prises de vues. Nous sommes donc loin de la grandiloquence et de l’académisme des œuvres ultérieures du cinéaste italien, injustement préférées et plus connues que ce chef-d’œuvre crépusculaire qui mériterait enfin une sortie en DVD digne de ce nom !

[4/4]

« Blade Runner » de Ridley Scott (1982)

    Il est aisé de comprendre pourquoi le succès ne fut pas au rendez-vous lors de la sortie en salles de « Blade Runner », en 1982. Film de science-fiction dystopique, noir, sale, mélancolique, poétique, contemplatif, ni véritable thriller, ni film d’action, il a dû désemparer bien des spectateurs avides de sensations fortes et d’esbroufe. Aujourd’hui, au vu de la postérité foisonnante de ce long métrage, on ne peut que le regarder avec attention. La première fois que je l’ai visionné, j’étais trop jeune et attendais de lui ce qu’il ne pouvait m’offrir. Maintenant que j’ai plus de recul, je comprends mieux pourquoi il a fait date dans l’histoire du cinéma de science fiction : son ambiance particulière, son esthétique décadente, ses décors luxuriants, tout cela fait de « Blade Runner » un film tant copié, à l’image d’un « Metropolis » de Fritz Lang. Ces deux films sont probablement les plus influents de l’histoire du cinéma dans leur catégorie.

Pour revenir à « Blade Runner », il faut tout d’abord louer son esthétique époustouflante. Rarement un film aussi ambitieux sur la forme a fait preuve d’une telle cohérence dans la démesure, des costumes bigarrés, en passant par les publicités envahissantes (et prophétiques) ou les pluies diluviennes. Dans une sorte d'atmosphère nocturne et embrumée, digne des films noirs des années 40 et 50, les repères moraux semblent abolis. Comme un cauchemar éveillé, ce monde en perdition semble tellement réel qu’il confère à l’histoire et à ses personnages une présence conséquente. Les déambulations du héros deviennent alors comme une errance métaphysique dans un univers de faux semblants, où l’on peut finir par s’y perdre corps et âme.

Venons-en à l’interprétation : Harrison Ford y est excellent, dans un rôle à contre-emploi, loin des Han Solo et autres Indiana Jones. Ici il joue une sorte de flic désabusé, perdu entre réel et irréel, totalement passif : il semble ne faire que prendre des coups. A la poursuite de Réplicants, ces androïdes ultra perfectionnés devenus dangereux et qu’il doit éliminer, bien qu’expert en la matière, apte mieux que quiconque à les débusquer et les différencier de vrais hommes et femmes, il semble à la longue ne plus savoir qui est réellement humain quand il se retrouve face à une androïde de dernière génération, troublante au possible (Sean Young). Les autres Réplicants sont d’ailleurs aussi « perturbants » , notamment celui interprété par Rutger Hauer : à la fois proprement inhumain et cruel, et doué de sentiments subtils. La version « Director’s Cut » de « Blade Runner » ajoute d’ailleurs au mystère autour du protagoniste principal : Deckard ne serait-il pas lui-même un Réplicant ?

Tout est opaque, difficile à cerner dans ce monde apocalyptique : les frontières sont particulièrement floues entre humanité et artificialité. « Blade Runner » sonne d’ailleurs comme un avertissement terriblement d’actualité sur notre monde de demain : si nous n’y prenons garde, il risque de devenir une déchetterie à ciel ouvert, et pire encore, nous risquons de le livrer à l’intelligence artificielle pour asservir d’autant plus l’être humain, qui sera réduit à l’état d’erreur de la nature. Par bien des aspects, ce long métrage garde donc aujourd’hui toute sa pertinence. Et si son esthétique a un peu vieilli, je dirais qu’elle a gagné en patine, à l’image d’un « Metropolis » (encore), tellement « Blade Runner » paraît désormais intemporel.

Dernière remarque : incroyable comme la carrière de Ridley Scott a pu atteindre des hauts… et des bas. Mais quels hauts ! « Blade Runner », « Gladiator » ou « Alien », excusez du peu. Pourtant je le classe plus dans la catégorie d’un Kubrick, pour le côté avant tout visuel de son oeuvre, qui ne peut donc pas prétendre aux sphères dans lesquelles s’étendent des géants tels que Kurosawa, Dreyer, Tarkovski, Bergman ou Murnau. Pour autant, Ridley Scott regagne peu à peu mon respect à mesure que je me penche plus en détail sur sa filmographie.

[4/4]

dimanche 22 octobre 2017

« Gladiator » de Ridley Scott (2000)

    « Gladiator » est peu ou prou mon premier choc cinématographique, en tout cas le premier film que j'ai vu au cinéma au sortir de l'enfance : je devais avoir 11 ans et bravais donc avec un peu d'appréhension l'indication « déconseillé aux moins de 12 ans ». Longtemps ce film est resté pour moi une référence, comme pour beaucoup d'autres personnes j'imagine. Puis je l'ai renié en développant mon goût pour le Septième Art, dans mon souvenir il se rapprochait trop d'un « 300 » sans que je l'y compare totalement (vu la bêtise sans nom qu'est le long métrage de Zack Snyder et Frank Miller), « Gladiator » devenant pour moi synonyme de virilité mal placée, « force et honneur », Maximus par ci Maximus par là, tout ça tout ça... Une caricature en somme. Mais finalement j'ai toujours gardé un attachement particulier à ce film. Et il y a peu, je me suis dit qu'il fallait que je le regarde de nouveau pour me faire un avis construit, la dernière fois que je l'ai vu remontant à une bonne dizaine d'années minimum. 

Ce fut donc chose faite, je me suis replongé dans la Rome antique de Marc Aurèle, et tout m'est revenu : la bande son chaleureuse et prenante ; Maximus, ce héros sans tache, fidèle, courageux et obstiné, incarné magistralement par Russel Crowe qui « est » littéralement Maximus : un héros humain, presque poétique avec ces scènes magnifiques où il passe sa main dans les blés ; le tragique de la Rome éternelle, ses complots, la dureté de certains personnages, tous droits sortis de la BD « Alix » de Jacques Martin ; l'impression d'être à Rome, au cœur de l'arène ou du Colisée, mais aussi au cœur des combats contre les barbares Germains... Et beaucoup d'autres éléments que je n'avais pas décelé alors, notamment le fait que si certains personnages sont noirs, fourbes (Commode, un « méchant » particulièrement ignoble, terrifiant de froideur et de monstruosité, très bien choisi pour faire face à Maximus, le traître Quintus ou le perfide Falco), d'autres sont droits, exemplaires (Maximus donc, Gracchus, Cicéron, Juba...) quand bien même certains sont plus nuancés, plus complexes, même si finalement plus proches de la lumière que de l'ombre (Lucilla, Proximo). En bref, nous ne sommes pas encore dans le cliché tenace aujourd'hui d'une Rome totalement dévoyée, que l'on retrouve dépeinte à gros traits dans la série TV éponyme de 2005. Ce que je veux dire, c'est que dans « Gladiator » il y a une sorte d'espoir, que la justice triomphera, et que se battre pour le Bien vaut la peine.

Cela peut sembler dérisoire, mais je comprends aujourd'hui que c'est la force de ce long métrage et ce qui fait qu'il a tant passionné les spectateurs, outre ses qualités visuelles pour le moins impressionnantes. Maximus est un vrai héros comme on n'en fait plus, auxquels des millions d'enfants se sont identifiés. Je me rends compte également qu'à l'instar de « Blade Runner », autre chef-d’œuvre de Ridley Scott, « Gladiator » a lancé une mode, ou du moins est resté – j'y reviens – une référence de film historique, et plus particulièrement de péplum « moderne ». C'est peu dire qu'il a été mainte fois imité, mais rarement, voire jamais égalé, même par Ridley Scott en personne. Tous les « Troie », « Alexandre », « 300 » et je passe tous les films de série B réalisés dans son sillage, n'arrivent pas à sa cheville, ne parvenant pas à retrouver l'alchimie qui a fait de « Gladiator » une indéniable réussite. Certes il comporte une violence un peu gratuite, pas forcément indispensable, qui là aussi a dégénéré chez ses suiveurs en goût pour les bains de sang. Certes, Ridley Scott est plus un génial chef opérateur qu'un véritable auteur, du moins que quelqu'un qui aurait une vraie pensée à partager. « Gladiator » n'est donc pas un chef-d’œuvre absolu, loin de là. Pour autant il s'agit à mon sens d'un grand film, une vaste fresque épique avec un souffle remarquable, digne héritier d'un « Ben-Hur ». En tout cas, il reste pour moi un très beau souvenir de cinéma, avec le recul je peux dire qu'il mérite son statut de film culte... et que j'ai eu beaucoup de plaisir à le revoir !

[4/4]

dimanche 8 octobre 2017

« Whiplash » de Damien Chazelle (2014)

    « Whiplash » est la matrice de « La La Land », en plus extrême, moins subtil, et pour tout dire moins plaisant. Pour autant on sent un certain talent en devenir, celui du jeune Damien Chazelle qui ne demande qu’à exploser avec le succès que l’on sait. A ce titre, « Whiplash » n’est pour moi ni un chef-d’œuvre précoce, ni un essai raté. Il s’agit plutôt d’un brillant brouillon, canalisant à grand peine l’énergie créatrice du jeune prodige new-yorkais.

Tout d’abord il aborde la musique sous un angle intéressant : l’envers du décor, à travers le sacrifice mental et physique nécessaire pour devenir un « grand » artiste, ou tout du moins un musicien accompli et reconnu par la profession. Chazelle ne fait pas de mystère sur le côté complètement individualiste et narcissique d’une telle ambition : il ne masque pas les sacrifices que doit faire le héros pour arriver à son but. Et il s’agit de véritables sacrifices, qui ne restent pas sans conséquences, voire qui s’avèrent franchement inquiétants au regard de ce que « gagne » en retour Andrew, qui ambitionne rien que moins que devenir le nouveau Charlie Parker de la batterie ! Mais Chazelle ne veut pas résoudre cette ambiguïté, il ne juge pas le parcours de son jeune héros. Au contraire, il le suit de près et en montre toutes les contradictions, les bons côtés comme les mauvais. Certains prendront cela au premier degré et y verront un éloge de l’individualisme, d’autres un « modèle » d’anti-héros auquel ne surtout pas ressembler.

Il faut dire que Chazelle se positionne sur la fine crête entre ces deux extrêmes. Il devient même limite complaisant, en esthétisant à outrance cette souffrance (ce sang rouge profond qui émane des ampoules et des mains du batteur) et en insistant très lourdement sur le personnage odieux interprété par J. K. Simmons, au parler outrancier des plus désagréable à la longue… Ce personnage de professeur tortionnaire, s’il s’avère entier, profondément ambivalent, entre ombre et lumière, trouble, manipulateur, n’en est pas moins caricatural par moments, et finit par agacer, après avoir lessivé le spectateur comme ses élèves à force de brutalité et de mépris hurlé à leur face comme la nôtre… A l’image de « La La Land », « Whiplash » est donc un essai sur la réussite et ce qu’elle peut avoir de meilleur comme de pire. Ni entre deux mou, ni tendant vers l’un ou l’autre de ces pôles positif et négatif, il s’agit d’un film plus complexe qu’il en a l’air.

Une fois passée cette analyse sur le fond de ce long métrage, j’en viens à un autre aspect intéressant : son esthétique. Si la photographie et les prises de vues lorgnent parfois vers les clichés Instagram ou Starbucks que dénonce tant le personnage de Simmons, plusieurs plans au montage musical, notamment de New York la nuit, sont remarquables. Les prises de vues jouent avec la luminosité, les couleurs et les cadrages, dans un élégant ballet d’images. On ne peut nier la beauté de cette photographie, pas plus que la réalisation étonnamment maîtrisée de Chazelle, qui impressionne vu son jeune âge à l’époque. Il y a un certain classicisme de bon aloi chez Chazelle. Certes, il manque parfois de tomber dans la copie ou le pastiche malgré lui, mais il conserve ce brin de spontanéité qui n’appartient qu’à lui.

J’en veux pour preuve un autre aspect remarquable de ce film : le jeu des acteurs. Si J. K. Simmons force le respect mais en fait limite trop, Miles Teller ne démérite pas et tient tête à Simmons. Mais la vraie surprise pour moi est la découverte de Melissa Benoist, au jeu sincère et sobre, plein de vie sans être maniéré. On n’a pas l’impression d’être en face d’une actrice, mais bien d’une personne « réelle » que l’on pourrait croiser dans un café ou dans la rue. Et c’est là toute la force de la direction d’acteur de Chazelle, que l’on évoque « Whiplash » ou « La La Land ». Il a le don de libérer ses acteurs, à la manière des grands d’Hollywood, qui savaient diriger de grands acteurs, eux-mêmes sachant donner vie à des personnages hauts en couleur et particulièrement inoubliables. A sa mesure, Chazelle s’inscrit dans cette veine, et fort heureusement pour lui comme pour nous, il sait rester mesuré, il ne court pas après la « spontanéité » ou pire, « l’authenticité ». Il filme des acteurs et des personnages simples, vivants, humains. Et je ne saurais trop le remercier : un peu de fraicheur dans notre époque gavée d’images factices au possible, voilà qui n’est pas pour me déplaire.

En résumé, à l’image de la musique tantôt légère et virtuose (l'ouverture), tantôt lourde et forcée (le morceau « Whiplash »), si Chazelle ne passe pas loin de l’exercice de style un peu vain, il parvient avec son talent à donner vie à de vrais personnages, loin des protagonistes en deux dimensions dont nous gratifie souvent le cinéma américain. Il parvient également à mettre sur la table un sujet d’actualité : un individualisme forcené des plus funestes, pas loin d’un narcissisme destructeur, tout en rendant hommage au jazz et à ses plus illustres représentants, en mettant en évidence le côté tragique de leur trajectoire et de leur existence. En somme, tout n’est pas parfait, loin de là, mais ce film possède tout de même d’indéniables qualités. De toute évidence, Chazelle est un réalisateur à suivre !

[3/4]